Quand Sophie, spécialiste du climat, rencontre le Groupe Intergalactique d’Experts du Comportement...
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D’un mouvement habile de son tentacule, la présidente saisit le marteau et l’abattit vigoureusement sur son bureau. Aussitôt, le silence se fit.
— Chères conseillères, chers conseillers, soyez les bienvenus à cette réunion extraordinaire du Groupe Intergalactique d’Experts du Comportement. Merci de vous être déplacés. Je sais que
vous avez des obligations sur vos planètes respectives, aussi, ne perdons pas de temps, et passons directement au problème qui nous concerne aujourd’hui. J’imagine que vous avez tous lu l’ordre
du jour ?
Un murmure gêné parcourut l’assemblée. La présidente leva ses yeux globuleux vers le ciel, dans un geste où perçait un agacement certain.
— Évidemment, murmura-t-elle. Bien. Pour faire court, nous traitons aujourd’hui la question de la Terre. Porte-parole Wagner ?
Elle tourna sa tête spongieuse et lança un regard entendu à son voisin de droite, une créature rachitique au port droit et professionnel. Celle-ci se leva et gonfla sa gorge, comme pour se donner
plus de prestance.
— Merci, madame la présidente. Éminents collègues, nous avons un problème avec la Terre. Comme vous le savez, elle est actuellement en proie à un réchauffement climatique d’une ampleur
inégalée. Il faut que les humains modifient leur comportement s’ils ne veulent pas finir dans le mur.
— Est-on vraiment certain que ce réchauffement est d’origine anthropique ?
Un rire gêné se répandit dans la salle de réunion. La présidente haussa la voix.
— C’est pas le moment de plaisanter, Stenson. La situation est grave.
L’extra-terrestre insectoïde à l’origine de la plaisanterie se recroquevilla sous le regard impérieux de la présidente.
— Poursuivez, Wagner.
— Oui, madame. Donc, chers collègues, la Terre brûle. Le problème, c’est que les humains sont parfaitement au courant. Je vais commencer par vous dresser un rapide état des lieux. Sur Terre,
la théorie climatique possède de nombreux détracteurs. Pour beaucoup, cela ne traduit rien d’autre qu’un pur besoin d’existence médiatique…
J’ignorai comment j’étais arrivée là. Tout ce dont je me rappelais, c’était de ma soutenance de thèse, la veille au soir, et du pot qui avait suivi. J’avais passé une partie de la nuit en
compagnie de mes professeurs, mes collègues, mes amis et mes parents. L’ambiance était chaleureuse et la fête s’était poursuivie jusqu’au petit matin. Soulagée d’avoir obtenu mon diplôme, et un
peu par défi personnel, j’avais enchaîné les tek’paf, moi, d’ordinaire plutôt réservée. La suite était vague. Je me souvenais être rentrée chez moi, avoir avalé un cachet d’aspirine et m’être
effondrée, encore habillée, sur mon lit.
Au réveil, je m’étais retrouvée dans cette grande pièce ovale, aux murs uniformément blancs, cernée d’une vingtaine d’extra-terrestres aux visages curieux, gras, empâtés, petits ou carrés. Il y
avait de tout, dans les formes et les couleurs, dans les attitudes étonnées ou désinvoltes, voire même, chez certains, arrogantes.
Le dénommé Wagner s’était approché de moi avec un verre rempli d’un liquide rougeâtre, et m’avait donné le choix. Soit ils me renvoyaient chez moi immédiatement en faisant passer tout ça pour un
étrange rêve dont le contenu resterait à ma discrétion, soit j’acceptais son offre, j’avalais ce liquide et avec lui, la promesse de participer à une réunion intergalactique. Ma curiosité
scientifique l’avait emporté.
Wagner poursuivait sur sa lancée, inarrêtable.
— … des milliers de scientifiques ont produit des dizaines de rapports de plusieurs centaines de pages, ouvrant de toutes nouvelles possibilités pour le futur de la Terre. Des climatologues,
des économistes, des anthropologues, des sociologues et des philosophes se sont mis ensemble pour réfléchir à des avenirs communs, viables, pour proposer d’autres manières de vivre le monde, de
concevoir leur rapport à tout ce qui n’est pas humain et, visiblement, pose problème. En soixante ans, ces experts ont produit un gigantesque catalogue rempli de possibilités, dans lequel il leur
suffirait de piocher une idée au hasard, et de l’expérimenter, pour changer le monde. Malheureusement, ces rapports ne sont pas vraiment pris en compte.
La boule de lumière bleue rayonnante qui se tenait en bout de table s’éleva de quelques centimètres. Des yeux circonspects se dessinèrent à la surface.
— Je ne comprends pas. Vous dites qu’ils ont la solution ?
— Affirmatif.
— Mais qu’il ne font rien.
— Certes.
— Incroyable. Sont-ils complètement cons ?
— Non, Denis, bien sûr que non. Au contraire, ils montrent des capacités intellectuelles élevées.
Le conseiller, circonspect, esquissa un geste pour s’asseoir, avant de remarquer qu’il n’avait pas de chaise. De toute évidence, flotter en l’air ne lui semblait d’aucune difficulté, même s’il
devait l’avoir momentanément oublié.
Son regard croisa le mien et s’en détourna aussitôt, visiblement embarrassé.
— Étonnant, lâcha-t-il alors.
— En effet, Denis.
Une créature en forme de requin-marteau, maintenue dans une bulle d’eau et habillée comme un banquier, leva sa nageoire.
— Quel est leur modèle dominant ?
Wagner répondit, du tac au tac.
— Le Néo-Libéralisme
— Connait pas.
Un instant, Wagner parut gêné.
— Disons que c’est basé sur une disponibilité infinie des ressources planétaires.
Le banquier lâcha un petit rire. Des bulles remontèrent à la surface.
— Ha ha ha ! Les nigauds. Sont pas sortis du sable.
La présidente frappa du poing sur la table.
— Justement, Johnson ! Ils se sont déjà plantés sur la religion, hors de question qu’ils remettent ça avec leur modèle de société. Notre code d’honneur nous oblige à venir en aide à
toute civilisation sur le déclin, quand bien même elle est régie par des cosmologies jugées primitives par l’ensemble des peuples civilisés de cet univers.
Johnson hocha cérémonieusement la tête et resserra son costume.
Stenson étira longuement ses pattes.
— Très bien. On a une stratégie ?
La présidente tourna ses yeux globuleux vers moi.
— Madame Livoir ? Madame ? Mademoiselle ? Comment dit-on déjà ?
Je haussais les sourcils, autant surprise par cet intérêt soudain que par un tel élan de prévenance.
— Appelez-moi Sophie.
— Sophie, fit la présidente en hochant la tête, est une spécialiste du climat terrestre. Elle vient d’obtenir son doctorat. Elle est donc, techniquement, au summum de ses capacités
cognitives. Nous avons jugé pertinent qu’elle se joigne à notre groupe de réflexion. Après tout, son avis vaut autant que le nôtre…
Tous me dévisagèrent dans un silence aussi respectueux que curieux.
— Je vous remercie, madame la présidente. Heu… Comment puis-je vous aider ?
Elle s’éclaircit la gorge.
— C’est simple. Avant de pouvoir ébaucher une stratégie pour aider ces humains, nous avons besoin de comprendre le climat. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
J’ouvris de grands yeux.
Enseigner le climat ne se faisait pas en cinq minutes. C’était des années d’études, des centaines, des milliers d’articles scientifiques à lire et à intégrer, des protocoles, des méthodes à
comprendre et surtout, des mesures à faire, à refaire, des données à collecter, à stocker, à trier, à comparer. C’était des stratégies à inventer.
Il y avait des téraoctets de mesures climatiques disponibles, qui s’étendaient du suivi d’une population de poisson-clowns dans les eaux de Nouvelle-Calédonie à la chimie de l’atmosphère, en
passant par l’océanographie, l’usage des terres, la déforestation, la déstabilisation des calottes polaires, la fonte des glaciers. Tout leur expliquer allait prendre des années. En admettant
bien sûr que ces experts possèdent les bases nécessaires.
L’ampleur de la tâche se mélangea aux restes de tek’paf. Je massai mon front quelques secondes.
— Quelque chose ne va pas, Sophie ? Un déphasage du transfert spatio-temporel peut-être ?
— Non, rien. Un mal de tête. Vous savez, l’alcool, tout ça.
— Ah, oui. Vous voulez une aspirine ?
— Merci, ça va aller.
— Et pour le Climat alors ? On annule ?
— Stenson !
— C’est que, dis-je finalement, j’ai peur que ce soit très long à expliquer.
La présidente tiqua. Elle ne semblait pas satisfaite de cette réponse. Wagner dut s’en rendre compte, car aussitôt, il gonfla son torse et se tourna vers moi.
— Peut-on au moins imaginer un point d’accroche ? Un moyen d’entrer dans la problématique ? Je ne sais pas… Peut-être pourriez-vous repartir d’un rapport récent sur le climat et
nous l’expliquer ? Nous le synthétiser. Pourquoi pas un de ces rapports que vous produisez pour vos élus ?
Stenson gloussa.
— Vous voulez dire, un de ces dossiers que vos dirigeants ne lisent pas ?
— Stenson, ça suffit !
J’ignorai la pique de l’insectoïde, et passai mentalement en revue les récents documents les plus médiatisés. Il y en avait une flopée. Un rapport d’envergure tous les cinq à sept ans, mais des
comptes-rendus annuels, aussi, plus courts, plus accessibles, peut-être.
Un flash traversa mon esprit. Oui. Il y avait bien ce rapport. Un support percutant, d’actualité, avec un potentiel média assez exceptionnel. Avec ce document, ça pouvait marcher.
— J’ai peut-être ce qu’il vous faut.
La vague de satisfaction qui glissa sur l’assemblée me réchauffa le cœur. Non pas que j’étais intimidée : après trois heures de soutenance face à des scientifiques décrépis, affronter une
assemblée intergalactique était de la rigolade. Non. C’était plus profond. Plus viscéral. Je me disais que l’avenir de l’humanité, peut-être, se jouait ici, et maintenant.
Je m’éclaircis la voix, et commençai.
— Je vais vous parler du dernier rapport du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, le GIEC. Cette étude porte sur la différence entre les effets d’un réchauffement
de 1.5 degré et d’un réchauffement de 2.0 degrés, par rapport aux températures préindustrielles.
— Jusqu’ici, c’est limpide, lâcha la présidente, tout sourire. Poursuivez.
— Tout d’abord, sachez que la limite des 2.0 degrés a émergé en décembre 1997, lors du protocole de Kyoto. La barre des 1.5 degré a été introduite plus tard lors, de la COP 21, en 2015,
à Paris.
— La COP ? Cette ancienne chaîne de supermarchés terriens ?
— Non. Ça, c’est la COOP. La COP signifie « Conference Of the Parties ». C’est l’institution regroupant les états qui se réunissent chaque année pour faire un bilan de l’état du
climat, et mettre en place des accords globaux, tracer le cadre des politiques environnementales, tout ça. Bref. Toujours est-il que les scientifiques se sont rendu compte que 2.0 degrés,
c’était trop. Surtout, en visant 2.0 degrés, on était déjà dans les choux. Nous ignorons comment la Terre va réagir à une telle situation, mais nous savons qu’elle pourrait basculer dans un
mode de fonctionnement totalement différent, et menacer la vie de centaines de millions de personnes. Alors, ces mêmes scientifiques se sont dit qu’ajouter une sorte de tampon de 0,5 degré, ça
permettait d’adoucir la charge, de converger plus finement vers une stabilisation des températures. Vous voyez ?
Les extra-terrestres hochèrent la tête.
— Poursuivez.
— Donc, en 2015, la COP a demandé au GIEC de préciser les différences entre 1.5 et 2.0 degrés, et surtout, de chiffrer leurs conséquences. Le rapport sur lequel je vous propose de travailler
répond à cette question : il est récent, son horizon temporel est court, compréhensible par tous. Qu’en dites-vous ?
La présidente ouvrit grand ses yeux, se redressa sur sa chaise et martela, avec une énergie débordante.
— C’est le document qu’il nous faut ! Collègues, taillez vos crayons, c’est le moment de savoir si vous voulez marquer l’Histoire. Nous devons comprendre ce qu’il se passe. Sophie,
avant que nous lisions chacun ce rapport, pourriez-vous nous en donner les principales conclusions ? Cela nous aiderait à nous projeter.
Je me plongeai dans mes souvenirs, essayant de visualiser le document. C’était facile. Je l’avais largement utilisé au cours de mes recherches. C’était une ressource de choix qui recensait toute
la bibliographie du moment, une référence.
Surtout, j’avais eu tellement peur qu’un membre du jury ne m’interroge sur son contenu que je l’avais imprimé et posé sur ma table de nuit. J’en relisais ainsi les points clés, chaque soir,
depuis des semaines.
— Déjà, commençai-je, au rythme actuel, nous devrions atteindre les 1.5 degré entre 2030 et 2052. Par contre, les conséquences du réchauffement s’étaleront, elles, sur des millénaires.
Notamment en ce qui concerne l’augmentation du niveau de la mer. En outre, les différences entre 1.5 et 2.0 degrés seront énormes, en termes d’augmentation de la température, mais aussi des
extrêmes de chaleur, des précipitations, des sècheresses…
L’extra-terrestre aussi haut que large assis en face de moi repositionna ses lunettes sur son nez. Ça lui donnait l’air d’un proviseur au bout du rouleau. Ou d’un psy sur le déclin.
— Soyez plus claire, mademoiselle, fit-il. Comment pouvez-vous dire qu’une différence de 0,5 degré produira d’intenses écarts dans l’augmentation de la température. Cette phrase n’a pas
de sens. 0,5 degré, c’est 0,5 degré, non ?
Saloperie de comportement paternaliste. J’avais horreur de ça. Néanmoins, je hochai la tête. Mets-toi à leur niveau, Sophie. Colle à ton auditoire.
— Vous avez raison, j’étais un peu rapide. En fait, cette différence de température, ça dépend de l’endroit, heu… monsieur. Quand je parle de 1.5 degré ou de 2 degrés, je parle en
termes de moyenne. Par endroits, pour la même moyenne mondiale, l’écart sera bien pire. Par exemple, sur les terres émergées une moyenne planétaire de 1.5 degré signifie en vérité des maxima
de 3 degrés par endroits. Mais pour une moyenne de 2.0 degrés, on atteindrait des maxima de 4 degrés ou plus ! La relation n’est pas linéaire ! Autre exemple : les
nuits « froides » pourraient ainsi voir leur température augmenter de 4 degrés pour une moyenne de 1.5 degré, et de 6 degrés si la moyenne atteint 2.0 degrés. Vous vous rendez
compte ?
L’extra-terrestre situé sur ma diagonale avait ses paupières closes. J’ignorai s’il dormait où s’il se concentrait, mais je réalisai que j’allais avoir besoin de toute mon énergie si je voulais
tenir cette assemblée alerte. Il fallait monter dans les gammes. Taper dans le sensationnel !
Je poursuivis.
— 0,5 degré d’écart, c’est 10 cm d’élévation du niveau de la mer, soit dix millions de personnes exposées en plus. Concernant la biodiversité, c’est pareil : avec 1.5 degré,
6 % des insectes vont perdre la moitié de leur surface habitable. Pour 2 degrés, ce chiffre passe à 18 %. Pour les plantes et les vertébrés, les tendances sont les mêmes.
Soudain, le pot de fleurs posé sur la table leva sa branche et la plaça devant sa bouche grande ouverte.
— C’est horrible !
— Effectivement. Mais ce n’est pas tout. Si la hausse de température atteint 1.5 degré, les récifs coralliens devraient perdre entre 70 % et 90 % de leur surface. À
2 degrés, le chiffre passe à 99 %. Vous imaginez les conséquences pour les espèces marines ?
Je jetai un regard à Johnson, recroquevillé au fond de sa bulle d’eau. Il avait un regard vitreux.
Autour de la table, l’assemblée semblait à présent réellement troublée. Je ressentais son inquiétude, cette angoisse qui les interpellait. J’avais happé mon auditoire.
— Y a-t-il des solutions ? lança Wagner, fébrile.
— Oui. Les modèles nous donnent des pistes. Des trajectoires compatibles avec une limitation des températures à 1.5 degré. Il y en a pléthore, même. Certaines reposent sur une unique
suppression des combustibles d’origines fossiles. D’autres combinent cette stratégie avec une diminution des émissions dans les secteurs de l’agriculture ou de la foresterie et certaines, enfin,
misent sur l’utilisation de techniques de bioénergie et de capture de CO2. Les scientifiques ont tracé les tendances climatiques associées à ces trajectoires, de sorte que pour chacune d’entre
elles, les politiques puissent savoir comment pourrait se comporter le climat. Autant de possibilités dont les gouvernements et les industries peuvent s’emparer.
La présidente hocha lentement la tête.
— Merci beaucoup, mademoiselle. La situation me semble limpide, et je crois que nous allons pouvoir commencer notre travail. Mais avant cela, avez-vous un chiffre clé ? Une valeur
simple qui pourrait donner à cette assemblée une image des enjeux ?
Je me tournai vers elle. J’avais prévu le coup. Comme avec le jury, la veille.
— Oui, madame. Un chiffre. À l’échelle mondiale, si l’on veut limiter la hausse à 1.5 degré, il faut que nos émissions nettes de CO2 soient nulles à partir de 2050.
Johnson ouvrit la bouche, mais rien ne se passa. Le requin s’agita nerveusement, et une série de bulles remonta à la surface.
— Tout va bien, Johnson ?
Le conseiller mit quelques secondes à retrouver ses esprits. L’assemblée toute entière, inquiète, le dévisagea.
— Désolé, hoqueta-t-il finalement en desserrant son costume. Le choc. Avalé de travers.
— Vous vous en remettrez ?
— Ça ira. Merci. Bref. Si je comprends bien ce que vous dites, mademoiselle, cela signifie qu’il reste à la Terre trente ans pour revenir à l’équilibre.
— Oui. Mais cela signifie surtout que les émissions nettes de CO2 devraient commencer à décroître dès 2022. À l’échelle mondiale.
— C’est court.
— Court, oui. Mais pas impossible.
La présidente se leva, écarta ses tentacules, et ce fut comme si elle englobait l’assemblée tout entière.
— Vous avez entendu la terrienne ? Alors, chers collègues, lisons ce rapport, et retroussons-nous les manches !
Pendant un temps, la grande salle tomba sous une chape silencieuse, que seuls les sons des pages qui se tournaient, des crayons HB qui prenaient des notes et des chuchotements que s’échangeaient
parfois les membres de la commission parvenaient à percer. Quant à moi, je circulais entre eux, répondant aux interrogations, éclaircissant les formulations les plus abruptes.
Tous me semblaient investis comme jamais, comme des mômes qui lisaient un bouquin pour la première fois, avec curiosité, avec cette envie profonde, humaine, presque, de comprendre, d’acquérir ce
savoir. Ça me faisait chaud au cœur.
Au bout de deux heures, lorsque chaque membre eut achevé sa lecture, la présidente releva la tête. Elle semblait un peu perdue.
Stenson se frotta le menton de ses quatre pattes, l’air soucieux.
— Je ne comprends pas, c’est pourtant limpide.
— C’est ce que je me disais également. Tout est clair.
— Pareil, lâcha Denis, dans un éclat de lumière bleuté.
Je me tournai vers eux.
— Je vous assure. Ce rapport est trop compliqué pour ceux qui nous gouvernent. Ils ne le lisent pas, n’en ont pas envie. Vingt-trois pages avec des figures, c’est trop.
— Peut-être qu’en augmentant la taille de la police ?
— Ça ne changera pas le nombre de mots, Johnson.
— Alors, on fait quoi ? lança la créature dans son pot de fleurs. Ces humains sont vraiment empotés.
Stenson lâcha un petit rire. Je hochai la tête.
— Ce qu’il faudrait, c’est leur donner l’envie de lire ce rapport.
— Comment ? demanda Wagner.
Les secondes passèrent sans qu’aucun ne propose de solution. Soudain, la présidente ouvrit ses yeux si grands que des gouttes baveuses coulèrent le long de ses joues. L’assemblée l’observa avec
respect.
— Comment ? Nous allons le simplifier, chers collègues. À notre façon.
Un nouveau silence parcourut l’assemblée.
J’hésitai. Peut-être. Peut-être était-ce une solution. Après tout, les scientifiques avaient bien cherché à simplifier le rapport, à en épurer chaque phrase, chaque mot. Mais ils l’avaient fait,
finalement, humainement. Ils l’avaient simplifié au prisme de leurs propres valeurs, de ces mêmes valeurs qui rendaient incompatibles la nature et la société. Il fallait changer de référentiel.
Et quoi de mieux, pour ça, qu’une créature non humaine ?
— Ça peut fonctionner.
— Bonne idée !
— Faisons cela !
Johnson dans sa bulle, se redressa.
— Simplifier, soit. Mais de combien ?
La présidente le dévisagea longuement.
— D’autant qu’il le faudra, Johnson. D’autant qu’il le faudra.
Alors, ils s’y mirent. Une dévotion extra-terrestre comme je n’en avais jamais vu. C’était riche, c’était dingue, c’était de l’investissement pur, charnel, c’était de la vie insufflée dans la
méthode. Ça me faisait vibrer au plus profond, moi et mes sens étriqués de scientifique. Et alors, dans ces corps galactiques qui raisonnaient de concert, je compris qu’il restait un
espoir.
Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant cette énergie déployée sans limites. Ils donnaient tout. Absolument tout !
— Mettez des images, Stenson. Plus de couleurs, faut que ça vive !
La présidente circulait au milieu des groupes de travail, dispensant ses compétences en enseignement avec la pertinence d’une ingénieure pédagogique universitaire.
— Pas mal, Johnson. Mais n’oubliez pas. Sujet, Verbe, Complément. Limitez les COI au maximum.
— On peut glisser quelques COD, peut-être ?
— Pour le rythme, j’imagine ?
— Oui, madame.
— C’est risqué, Johnson.
Huit heures passèrent, au cours desquelles on n’entendit plus que les grattements des plumes sur le papier, les cerveaux qui chauffaient, qui modifiaient, raturaient des dizaines de fois,
reprenaient, mettaient en forme. Une sorte d’union galactique au service de la Terre. J’en avais les larmes aux yeux.
Enfin, Wagner imprima la version finale, et la tendit à la présidente, rayonnante.
— Enfin ! sourit-elle en exhibant le document. Je crois que nous sommes arrivés à un beau résultat. Je suis fière de nous.
— Bravo ! exulta Stenson.
— Il ne nous reste plus qu’à le déposer aux membres du gouvernement de votre pays, Sophie. Nous le téléporterons sur leurs tables de nuit, ce sera plus simple.
Malgré moi, mes lèvres se pincèrent. Encore cette vague de septiscisme typiquement terrienne.
— J’ai peur que ça ne suffise pas, confiai-je.
— Dans leurs toilettes, dans ce cas ? Au-dessus du rouleau de papier. Comme ça, ils seront bien obligés de…
— Bonne idée !
— Soit. Messieurs, il nous reste un point à déterminer. Ce rapport n’a pas de titre. Or, l’équipe marketing est unanime : sans titre qui déboite, les ministres ne le liront pas.
— Des suggestions ? demanda Wagner.
— « Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1.5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales
de gaz à effet de serre, dans le contexte du renforcement de la parade mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté »
— Vous vous foutez de nous, Stenson, c’est le titre initial.
— « Rapport spécial du GIEC quant au réchauffement relatif à… »
— Trop long ! Même moi, j’aurais pas envie de l’ouvrir. Il nous faut autre chose. Plus percutant ! Johnson ?
— « Un degré cinq » ?
— Pas assez moderne. Ce gouvernement est à la pointe de la technologie, bon sang ! Il faut un nom qui leur parle. Quelque chose qui dépote, qui fait vibrer leurs âmes de libéraux, vous
comprenez ? Faut leur vendre du rêve. Faut leur vendre le climat de demain !
Wagner leva la main.
— « 2.0 » ?