Plateforme de Ross, Antarctique, Février 2023
(Photo : Jennifer Roux)
Bonjour à toustes !
De -5cm à +43cm d’élévation du niveau de la mer. Voilà les estimations de contribution de la calotte polaire antarctique d’ici à 2100, dans le cas des pires
scénarios d’émissions de GES. De -5 à +43 ! La suite en devient évidente : comment caler des politiques climatiques avec si peu de précision ? Et surtout, pourquoi un tel écart ?
D’où viennent ces incertitudes ? Des modèles ? Des observations ? Des équations ?
Aujourd’hui, sujet complexe, mais ô combien capital, on va parler d’incertitudes, de précipitations, de cavités sous-marines, d’interactions glace-océan et de
modélisation ! C’est parti !
Les précipitations
De manière générale, pour savoir si l’Antarctique gagne ou perd de la masse (parce que c’est bien ce qui nous intéresse, in fine), on calcule ce qu’on appelle un
Bilan de Masse. Pour le dire autrement, on compare ce qui entre et ce qui sort de la calotte.
Ce qui entre, c’est les précipitations. Le problème, c’est que les mesurer est loin d’être évident, car l’Antarctique est un désert, au sens météorologique, avec
très peu de chutes de neige. Par ailleurs, une partie de la neige déposée sur le continent à la surface s’en va également, que ce soit par transport ou par sublimation (transformation glace →
vapeur).
Dans l’ensemble, cette question est quand même assez bien documentée. Les études tendent ainsi à montrer que les précipitations vont augmenter dans les prochaines
années. Pour citer le GIEC : « Les projections indiquent des augmentations de précipitations en Antarctique au cours du 21e siècle, avec des pourcentages projetés beaucoup plus élevés
que la plupart des régions subpolaires du monde ». Cependant, les scientifiques admettent que la tendance de l’évolution des précipitations est surtout dominée par la variabilité naturelle,
comme le SAM, donc on a déjà parlé ici. Dans une étude publiée dans Nature il y a quelques mois, des
scientifiques ont justement identifié les variations des précipitations au cours de 25 dernières années en Antarctique de l’Ouest, et ont pointé deux évènements de précipitation extrême qui ont
eu lieu en 2019 et 2020, et qui ont eu pour conséquence de modifier fortement le bilan de masse, en le réduisant d’environ 60Gt/an sur un total de 107Gt/an (Davison et al., 2023). On est sur une
modification de plusieurs dizaines de pour cent, ce qui est donc loin d’être négligeable !
Les cavités sous-glaciaires
Après l’apport de glace, on parle désormais de l’autre composante du bilan de masse. Celle qui contrôle le volume de glace qui s’en va. Une majeure partie de ce
processus se joue au niveau des cavités qui se situent sous les plateformes flottantes ponctuant le pourtour de la calotte Antarctique. Elles sont le lieu d’échanges importants entre les masses
d’eau et la glace, et les écosystèmes (j’en ai déjà parlé brièvement dans cette même pastille). Pour y voir plus
clair, la figure ci-dessous, puisée dans un article récent (Wang et al., 2023), permet de mieux comprendre comment l’eau y circule.
Mouvements océaniques autour des ice-shelves (Wang et al., 2023).
Les acronymes décrivant les noms des courants sont assez incompréhensibles, je vous l’accorde, mais comme on va en réemployer quelques-uns par la suite, je vous en
mets quand même la signification ci-dessous :
HSSW : High Salinity Shelf Water : une eau froide très chargée en sel, suite à la formation de la banquise.
ISW : Ice Shelf Water : une eau froide issue de la fonte de la plateforme par les courants océaniques plus chauds.
CDW : Circumpolar Deep Water : un courant relativement chaud qui tourne autour de l’Antarctique en amenant la chaleur dans les cavités.
Celui dont on va davantage parler ici, c’est le CDW : le courant circumpolaire profond. Un vaste courant relativement chaud qui tourne autour
du continent. S’il nous intéresse tant, c’est parce sous certaines conditions, il peut remonter des profondeurs et passer le plateau antarctique, puis rejoindre la base de la plateforme de glace.
Lorsque celle-ci se trouve fragilisée et/ou s’effondre, on parle de décharge dynamique de glace.
Une étude de 2020 (Adusumilli et al., 2020) publiée dans Nature a tenté de dresser une carte de ce taux de fonte. L’équipe de recherche a produit la
cartographie ci-dessous, assez impressionnante. On y découvre que le taux de fonte peut dépasser, par endroit, les 6m/an. Sur la carte, les zones en rouge sont celles où le taux de fonte
sous-marin des plateformes est le plus important. Sans surprise, vous voyez que ce phénomène se concentre dans la mer de Bellinghausen, là où se trouvent les glaciers vulnérables comme Thwaites
ou Pine Island, mais sans exclusivité.
Mesure du taux de fonte sous les ice-shelves (Adusumilli et al., 2020). La couleur rouge correspond à des taux de fontes supérieurs à 6m/an.
Plusieurs études ont été réalisées pour mieux comprendre comment ce CWD peut remonter ainsi des profondeurs de l’océan. Parmi elles, une équipe de recherche a récemment exploité des données hydrographiques récoltées au large de Prydz Bay (une vaste baie située à proximité de la plateforme d’Amery, la plateforme située en haut à droite de l’image), entre 2013 et 2015. Leur article, publié il y a quelques jours dans Nature (Gao et al., 2024) montre que cette eau chaude provenant du CWD est attirée vers la surface par l’intensification des vents qui soufflent au-dessus de l’océan, dans cette partie du globe, pendant l’été. Ces vents (on les appelle les Westerlies) favorisent la formation de vastes tourbillons océaniques qui font remonter l’eau chaude. Ce phénomène s’appelle l’upwelling.
Plusieurs études ont été réalisées pour mieux comprendre comment ce CWD peut remonter ainsi des profondeurs de l’océan. Parmi elles, une équipe de recherche a
récemment exploité des données hydrographiques récoltées au large de Prydz Bay (une vaste baie située à proximité de la plateforme d’Amery, la plateforme située en haut à droite de l’image
précédente), entre 2013 et 2015. Leur article, publié il y a quelques jours dans Nature (Gao et al., 2024) montre que cette eau chaude provenant du CWD est attirée vers la surface par
l’intensification des vents qui soufflent au-dessus de l’océan, dans cette partie du globe, pendant l’été. Ces vents (on les appelle les Westerlies) favorisent la formation de vastes
tourbillons océaniques qui font remonter l’eau chaude. Ce phénomène s’appelle l’upwelling.
Ces phénomènes océaniques sont particulièrement étudiés, car ils ont un impact important sur l’écoulement océanique, en plus d’être
difficiles à implémenter dans les modèles numériques. À ce titre, un article publié lui aussi le 22 janvier dernier (Prend et al., 2024) dans Nature, relate des résultats intéressants, après
l’étude de ces mécanismes d’intrusion d’eau chaude dans les cavités sous-glaciaires des glaciers de Thwaites et Pine Island, de l’autre côté du continent, en Antarctique de l’Ouest. En procédant
par modélisation numérique cette fois, les chercheurs ont montré que les apports d’eau chaude sous ces glaciers pourraient être la conséquence de la variabilité d’un vaste tourbillon océanique,
le gyre de Ross, à plusieurs centaines de kilomètres de là, et dont la dynamique serait elle-même impactée par les variations du vent et de la banquise. Confirmant entre autres
que tout (atmosphère, océan, glace), dans ce secteur, est intimement lié. La figure ci-dessus vous illustre la situation géographique.
En haut, la température (en couleur) et la vitesse de l’eau (les flèches). La zone bleue centrale correspond au gyre de Ross. En bas,
la couleur correspond à l’élévation moyenne du niveau marin. Le gyre de Ross est délimité par le trait vert. Les traits noirs montrent le socle du plateau continental sous l’océan. Chaque trait
correspond à un palier de 1000m. Le trait épais marque les permiers 1000m de profondeur. Cela permet de bien visualiser comment l’eau doit remonter jusqu’à atteindre le plateau continental
Antarctique. Le triangle montre la position du glacier de Thwaites. Le carré, celle du glacier de Pine Island. (Prend et al., 2024).
Dans leur article, Gao et al., 2024 formulent à ce titre une conclusion sans appel : « Puisque les projections d’évolution des Westerlies dans l’océan
austral montrent que ces derniers tendent à se renforcer et à se décaler vers le pôle, il est probable que les intrusions d’eau chaude sur les plateaux continentaux viennent à se multiplier,
entraînant une augmentation de la fonte des plateformes et, à terme, une intensification de l’augmentation du niveau marin. »
Alors justement, cela étant dit, quel est notre degré de certitude sur ces projections ?
Connaître les mécanismes, c’est une chose. Les quantifier, c’est une autre affaire. Pour se faire, de nombreux modèles numériques tentent de représenter ces
phénomènes physiques et leurs interactions. Comparer ces modèles entre eux permet de s’assurer de leur robustesse et d’améliorer la confiance dans les projections futures. Cela se fait dans le
cadre de ce que les chercheurs appellent « des exercices d’intercomparaisons de modèles. »
Le dernier exercice d’intercomparaison de modèles d’écoulement de glace (ISMIP, pour Ice Sheet Model Intercomparison
Project) vient justement d’être effectué, et ses résultats ont été publiés dans un journal scientifique dédié à la glaciologie, The Cryosphere, en décembre dernier (Seroussi et al.,
2023).
À l’issue de ce long exercice (l’étude rassemble 50 scientifiques, 13 modèles d’écoulement de glace et 9 modèles de climat !), les scientifiques ont dressé
plusieurs conclusions notables, parmi lesquelles :
• L’incertitude liée à l’estimation de la décharge dynamique de glace en Antarctique (donc, lié au réchauffement des cavités sous-glaciaires) est
principalement due à l’utilisation du modèle. Les modèles d’écoulement de glace, forcément imparfaits, sont responsables pour moitié de cette incertitude (51%, pour être précis).
• Néanmoins, les modèles s’accordent bien entre eux et permettent d’identifier les secteurs les plus vulnérables, et donc, ceux qu’il convient de
surveiller tout particulièrement. En plus des glaciers de Thwaites et Pine Island, s’ajoutent ainsi les glaciers Totten et Moscow University, dans l’Antarctique de l’Est.
L’article conclu en affirmant que « [ces deux] glaciers [Totten et Moscow University] ont le potentiel de répondre rapidement à des variations de conditions
océaniques et peuvent contribuer significativement à l’augmentation du niveau de la mer d’ici 2100. »
Par ailleurs, comme un écho, Gao et al., 2024 précisaient dans leur article qu’ « il y a un besoin critique d’implémenter les processus liés aux
tourbillons océaniques dans les nouvelles études de modélisation couplée entre l’océan austral et les plateformes [de glace] flottantes ».
Ainsi, la conclusion paraît donc toute trouvée. Puisque (i) comme le disent les scientifiques, la contribution de l’Antarctique à l’augmentation du niveau de la mer
d’ici 2100 se joue entre -5cm et +43cm, dans les pires scénarios climatiques ; et que (ii) entre ces deux extrêmes, les conséquences sur les populations seront totalement différentes,
nécessitant des politiques d’adaptation complètement différentes ; alors, il est vital de continuer à améliorer la performance des modèles numériques.
Pour cela, pas de secrets : il faut plus de chercheurs et plus de financements.
Sources :
Adusumilli, S., Fricker, H.A., Medley, B. et al. Interannual variations in meltwater input to the Southern Ocean from Antarctic ice
shelves. Nat. Geosci. 13, 616–620 (2020). https://doi.org/10.1038/s41561-020-0616-z
Davison, B.J., Hogg, A.E., Rigby, R. et al. Sea level rise from West Antarctic mass loss significantly modified by large snowfall anomalies. Nat Commun 14, 1479
(2023). https://doi.org/10.1038/s41467-023-36990-3
Gao, L., Yuan, X., Cai, W. et al. Persistent warm-eddy transport to Antarctic ice shelves driven by enhanced summer westerlies. Nat Commun 15, 671 (2024).
https://doi.org/10.1038/s41467-024-45010-x
Prend, C.J., MacGilchrist, G.A., Manucharyan, G.E. et al. Ross Gyre variability modulates oceanic heat supply toward the West Antarctic continental shelf. Commun
Earth Environ 5, 47 (2024). https://doi.org/10.1038/s43247-024-01207-y
Seroussi, H., Verjans, V., Nowicki, S., Payne, A. J., Goelzer, H., Lipscomb, W. H., Abe-Ouchi, A., Agosta, C., Albrecht, T., Asay-Davis, X., Barthel, A., Calov, R.,
Cullather, R., Dumas, C., Galton-Fenzi, B. K., Gladstone, R., Golledge, N. R., Gregory, J. M., Greve, R., Hattermann, T., Hoffman, M. J., Humbert, A., Huybrechts, P., Jourdain, N. C., Kleiner,
T., Larour, E., Leguy, G. R., Lowry, D. P., Little, C. M., Morlighem, M., Pattyn, F., Pelle, T., Price, S. F., Quiquet, A., Reese, R., Schlegel, N.-J., Shepherd, A., Simon, E., Smith, R. S.,
Straneo, F., Sun, S., Trusel, L. D., Van Breedam, J., Van Katwyk, P., van de Wal, R. S. W., Winkelmann, R., Zhao, C., Zhang, T., and Zwinger, T.: Insights into the vulnerability of Antarctic
glaciers from the ISMIP6 ice sheet model ensemble and associated uncertainty, The Cryosphere, 17, 5197–5217, https://doi.org/10.5194/tc-17-5197-2023, 2023.
Wang Z, Liu C, Cheng C, Qin Q, Yan L, Qian J, Sun C, Zhang L. On the Multiscale Oceanic Heat Transports Toward the Bases of
the Antarctic Ice Shelves. Ocean-LandAtmos. Res. 2023;2:Article 0010. https://doi.org/10.34133/olar.0010
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