Crédit illustration : Art from the series Environmental Graphiti® - The Art of Climate Change by Alisa Singer. https://www.environmentalgraphiti.org
Pastille Climat #10 :
Des conséquences à faible probabilité et à fort impact pourraient se produire à l’échelle mondiale et régionale [...]. Le risque d’évènement de type « peu probable mais à fort impact » augmente avec des niveaux de réchauffement planétaire plus élevés (degré de confiance élevé). Des réactions brusques et des points de basculement du système climatique, tels qu’une forte augmentation de la fonte de la calotte glaciaire de l’Antarctique et le dépérissement des forêts, ne peuvent être pas exclus (degré de confiance élevé).
(AR6, WGI, SPM, C.3.2)
Pour aller plus loin :
Dans ce billet de décembre dernier, je vous parlais déjà de certaines
conséquences parfois irréversibles du réchauffement climatique. En particulier, j’illustrais mes propres en prenant l’exemple du Gulf Stream (plus précisément, d’AMOC) et en expliquant comment ce
dernier réagissait aux changements de température et de salinité de l’océan Atlantique Nord. J’insistais sur le fait que son arrêt n’était pas pour tout de suite et que les scientifiques
n’envisageaient pas vraiment un scénario à la Roland Emmerich.
Aujourd’hui, je vais prendre le contre-pied et vous parler de ce qu’on appelle les points de basculement dans le système climatique (tipping points en anglais) et de
ce qu’en disent les chercheurs. C’est un sujet vaste et passionnant, qui mène à des questions, ma foi, assez philosophiques.
Prêts ? Plongeons !
Un point de basculement ? Qu’est-ce donc ?
Par point de basculement, le GIEC désigne un « seuil critique au-delà duquel le système se réorganise totalement, de manière souvent abrupte et/ou
irréversible ». Un peu comme une bille posée en équilibre au somme d’une colline, qu’on pourrait faire tomber d’un côté ou de l’autre d’une simple pichenette. Vous voulez un exemple ? La
déstabilisation de la calotte polaire Antarctique. J’ai écrit un billet à ce propos. Si vous ne l’avez pas encore lu, foncez
!
Point important : tous les éléments de basculement (c’est-à-dire les composantes du système climatique sujettes à des points de basculement) ne
s’étendent pas sur les mêmes durées. Certains phénomènes s’étalent sur quelques décennies, d’autres plusieurs siècles. Certains sont facilement réversibles, d’autre pas.
La notion de « point de basculement à large échelle », c’est-à-dire capable d’affecter le système climatique terrestre dans son ensemble, a été introduite
par le GIEC il y a une vingtaine d’années. Mais à l’époque, on pensait que ce genre de phénomène ne se produisait que pour un réchauffement climatique atteignant environ 5°C au-dessus des niveaux
préindustriels. Aujourd’hui, on sait que certains éléments pourraient se déclencher pour un seuil beaucoup plus bas.
Par exemple, sur le graphique ci-dessous, adapté du dernier rapport du GIEC, on voit que le risque d’occurrence d’un évènement de ce type (Large Scale Singular
Events) peut apparaître dès 1°C de réchauffement et qu’il devient élevé à partir de
2°C. Cette gamme d’évènements intègre notamment (mais pas exclusivement) la déstabilisation de l’Antarctique.
Adapté de AR6, WG2, SPM, Figure 3
Alors y en a combien, des évènements de ce type ?
Un bon paquet.
Déjà, il y a les points de basculement d’ordre biogéochimique, qui peuvent être régionaux : le dépérissement des forêts tropicales, boréales, les émissions engendrées par la fonte
du permafrost et par le méthane emprisonné dans le sol. Autant d’éléments qui pourraient entraîner le relargage de grandes quantités de gaz à effet de serre et amplifier le réchauffement.
Ensuite, il y a des éléments physiques, parfois régionaux, parfois plus globaux, tels que la disparition de la banquise arctique, la fonte de la calotte groenlandaise, la déstabilisation
de l’Antarctique de l’Ouest ou de l’Est, ou encore la modification du régime des moussons. Autant d’éléments qui sont en train de se produire et dont le franchissement de points de basculement
aurait des conséquences lourdes pour le reste de la planète.
Il y a encore d’autres éléments, bien sûr. Par exemple, l’acidification de l’océan ou sa désoxygénation, ou encore la modification de la circulation océanique, qui peuvent avoir des conséquences
à large échelle.
Avec tout ça, l’autre problème, c’est que comme souvent dans le système climatique, ces éléments ne sont pas indépendants. Ils sont reliés entre eux par l’atmosphère et l’océan, et
influent les uns sur les autres. En l’occurrence, le déclenchement de l’un pourrait conduire au déclenchement de l’autre, via toute une série de boucles de rétroactions dont certaines sont
expliquées sur le schéma ci-dessous. En couleur, on vous indique les seuils de températures qui pourraient déclencher des modifications irréversibles des composantes climatiques :
par exemple, la fonte de la calotte groenlandaise entre 1 et 3°C de réchauffement climatique.
(vous noterez aussi au passage que j'ai trouvé exactement l'image dont s'inspire l'illustration de la pastille. Pas mal, hein ! 😎)
Steffen et al., 2018
Vers une nouvelle période chaude ?
Pas bien réjouissant, hein ?
Maintenant, considérez que le fait que les variations du climat des périodes passées (les alternances glaciaires et interglaciaires) ont été déclenchées par de
minuscules perturbations dans les paramètres orbitaux de la Terre, en comparaison avec le forçage de dingue qu’on impose actuellement au système climatique, tant en termes d’amplitude que
de vitesse. Vous comprendrez que le sujet mérite d’être étudié.
Et c’est ce qui a été fait. Dans cette étude parue en 2018 dans PNAS, des scientifiques ont modélisé l’évolution des conditions climatiques de
la planète, en imaginant que ces points de basculements étaient franchis les uns après les autres. Leur résultat se résume dans la figure ci-dessous.
Steffen et al., 2018
Sans rentrer dans les détails, ce schéma montre les variations de température (en ordonnée) et de niveau de la mer (en abscisse) subies par la terre pendant les cycles glaciaires interglaciaires, en bleu. C’est le régime dans lequel nous sommes depuis plus d’un million d’années. Mais ils montrent aussi la position actuelle de la terre (c’est la petite boule noire entre les lettres A et B), et ce qu’elle pourrait devenir :
- si on parvient à stabiliser la température sous la barre des deux degrés.
- si on échoue, et que tous les mécanismes de bascules s’enchaînent en cascade.
Potentiellement, cette succession d’évènements et de points de basculement propulserait la Terre dans une ère chaude, via une trajectoire qui ne pourrait être
« ni inversée, ni guidée, ni franchement atténuée ». Une trajectoire totalement différente des alternances glaciaires-interglaciaires connues depuis plusieurs millions d’années.
Alors, je le précise encore une fois. Le GIEC, dans son sixième rapport, considère que le niveau de confiance relatif aux seuils de température auxquels ces évènements se déclencheraient est
qualifié de « faible ». En outre, les conséquences en termes de hausse de température et du niveau marin d’une telle bascule climatique prendraient un bon millénaire à se mettre en
place, comme l’a déjà expliqué Bon Pote dans cet article.
Cependant, un niveau de confiance faible signifie, dans le langage du GIEC, qu’il n’y a pas suffisamment de modèles ou d’études qui aboutissent au même résultat. Le GIEC ne remet pas en
cause la réalité de ces points de basculement ni leur rôle dans les bascules climatiques passées. Par ailleurs, pour reprendre l’exemple de la déstabilisation de l’Antarctique, de plus en plus
d’études sont publiées ces derniers temps, qui alertent sur la proximité des seuils de basculement, en suggérant qu’on les a peut-être même déjà franchis.
Enfin, au-delà du timing et de l’ampleur de telles modifications, je ne peux pas m’empêcher d’y voir une question de fond, davantage philosophique peut-être, sur le type de société qu’on
considère comme désirable ou non. Pouvons-nous accepter qu’un fonctionnement capitaliste assurant la domination d’une poignée d’individus au détriment de tous les autres puisse devenir l’horizon
d’une civilisation ? Pouvons-nous nous enorgueillir, nous autres humains, de disloquer aussi durablement et aussi profondément notre planète ?
Non. La réponse est non. Cherchez pas, c’est non.
Sources :
(GIEC, AR6, WG1, SPM) :
IPCC, 2021 : Summary for Policymakers. In: Climate Change 2021: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of
the Intergovernmental Panel on Climate Change [Masson-Delmotte, V., P. Zhai, A. Pirani, S.L. Connors, C. Péan, S. Berger, N. Caud, Y. Chen, L. Goldfarb, M.I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E.
Lonnoy, J.B.R. Matthews, T.K. Maycock, T. Waterfield, O. Yelekçi, R. Yu, and B. Zhou (eds.)]. Cambridge University Press. In Press.
Steffen, W., Rockström, J., Richardson, K., Lenton, T. M., Folke, C., Liverman, D., ... & Schellnhuber, H. J. (2018). Trajectories of the Earth System
in the Anthropocene. Proceedings of the National Academy of Sciences, 115(33), 8252-8259.
Lenton, T. M., Rockström, J., Gaffney, O., Rahmstorf, S., Richardson, K., Steffen, W., & Schellnhuber, H. J. (2019). Climate tipping points—too risky to bet against.
Hoegh-Guldberg, O., D. Jacob, M. Taylor, M. Bindi, S. Brown, I. Camilloni, A. Diedhiou, R. Djalante, K.L. Ebi, F. Engelbrecht, J. Guiot, Y. Hijioka, S. Mehrotra, A. Payne, S.I. Seneviratne, A.
Thomas, R. Warren, and G. Zhou, 2018: Impacts of 1.5ºC Global Warming on Natural and Human Systems. In: Global Warming of 1.5°C. An IPCC Special Report on the impacts of global warming of 1.5°C
above pre-industrial levels and related global greenhouse gas emission pathways, in the context of strengthening the global response to the threat of climate change, sustainable development, and
efforts to eradicate poverty [Masson-Delmotte, V., P. Zhai, H.-O. Pörtner, D. Roberts, J. Skea, P.R. Shukla, A. Pirani, W. Moufouma-Okia, C. Péan, R. Pidcock, S. Connors, J.B.R. Matthews, Y.
Chen, X. Zhou, M.I. Gomis, E. Lonnoy, T. Maycock, M. Tignor, and T. Waterfield (eds.)]. In Press.
Je vous renvoie aussi vers ce site : https://climatetippingpoints.info/ qui
fact-check certaines informations au sujet des points de basculement climatiques.
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