Le Groupe Intergalactique d’Experts du Comportement est en alerte. Suite à la lecture d'un rapport climatique, Bradley, représentant des peuples fleureïformes de la Galaxie, a sombré dans la démence...
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Wagner me dévisagea, l’air gêné. Son regard fin et son corps rachitique n’étaient pas sans me rappeler mon ancien directeur de thèse, un homme aigri prématurément vieilli par des années de
recherche de financements.
— Inutile de faire comme si vous étiez surprise, lança-t-il, avec un vague ton d’excuse dans la voix. Vous deviez bien vous douter que nous referions appel à vous.
— À vrai dire, monsieur le Porte-Parole, j’espérais que ce serait le plus tard possible.
— Je sais. Mais nous faisons face à une urgence.
L’air était lourd, et la grande salle de réunion, toujours aussi triste. Nul tapis ne rompait la pâleur du sol, et aucun bibelot n’égayait l’endroit. Il n’y avait que cette grande table nacrée en
forme d’anneau, posée au milieu de la pièce et, autour d’elle, l’assemblée du Groupe Intergalactique d’Experts du Comportement, universellement dénommé « GIEC » : un consortium
hétéroclite d’extraterrestres en provenance de toute la galaxie, chargé de mener des études sociétales sur les autres races stellaires.
Comme l’avait souligné Wagner, ce n’était pas la première fois que j’échouais dans cette pièce (1). Quelques mois plus tôt, le soir exact de ma soutenance de thèse, ce même consortium galactique
m’avait enlevé afin que je les aide à infléchir les politiques du gouvernement humain en termes d’écologie. J’avais accepté de bon cœur, avec l’espoir non dissimulé de faire avancer la société.
L’expérience, sans être un réel succès auprès de mes compatriotes, s’était néanmoins avérée enrichissante sur le plan personnel. La découverte d’autres civilisations avait toujours quelque chose
d’excitant.
Pourtant, cette fois, j’étais en colère. J’avais payé cher ma place pour participer au plus important congrès international de climatologie de tous les temps. J’avais ramé pour tout arracher,
depuis les bourses d’aides destinées aux jeunes chercheurs jusqu’aux financements régionaux. J’étais même parvenue à convaincre la mairie de mon village de co-financer mon voyage, en échange
d’une interview exclusive dans le magazine du patelin.
Et finalement, après bien des déboires administratifs, j’y étais parvenue. Fairbanks, Alaska. Trois jours rythmés de conférences passionnantes, et un nombre tout aussi minuté d’occasions de
découvrir forêts, glaciers, restaurants paumés et traditions locales. Trois jours de rencontres scientifiques, de séminaires et de buffets gratuits. Ces moments étaient de ceux qui, pour une
post-doctorante, s’apparentaient le plus à des vacances. Et encore une fois, ces énergumènes galactiques venaient tout gâcher.
Wagner se racla la gorge. Je croisai les bras, et plantai mon regard dans celui du porte-parole. La créature semblait réellement gênée.
— Qu’importe vos urgences ! repris-je, incapable de faire preuve de compassion. Je dois donner une conférence dans moins de deux heures et ma présentation n’est toujours pas terminée.
En plus, je vous rappelle que la dernière fois, j’ai mis deux jours pour rentrer chez moi.
— C’était une erreur dans le système de rephasage, Sophie, se justifia maladroitement Wagner. Ça aurait pu arriver à n’importe qui.
— Je ne veux pas le savoir ! Je peine toujours à expliquer à mon copain comment j’ai pu faire le trajet Lyon-Singapour en moins de trois heures.
J’ouvris les bras, avant de reprendre :
— Et puis, franchement, me faire disparaître en plein milieu du buffet, vous n’auriez pas pu choisir plus discret ?
— Nous aurions préféré agir lorsque vous étiez seule, mais l’occasion ne s’est pas présentée de toute la matinée.
— On ne pensait pas que vous étiez aussi populaire, gloussa Johnson.
Le conseiller-requin flottant dans sa bulle d’eau se raidit aussitôt, conscient de sa maladresse.
— Qu’espériez-vous ? répliquai-je d’un ton sec. Il y a plus de huit cents scientifiques dans ce congrès. Se rencontrer, faire du réseau, ne pas rester seule. C’est le but !
À cet instant, la petite boule lumineuse qui flottait de l’autre côté de la table à la manière d’un feu-follet, un dénommé Denis, intensifia légèrement son éclat.
— Nous avons tout de même pris soin d’attendre que vous ayez terminé votre coupe, lança-t-il.
— Encore heureux !
— Ce que je veux dire, c’est que…
La présidente leva son tentacule, et le silence se fit aussitôt.
— Ça suffit ! Ce qui est fait est fait. De toute manière, la situation est suffisamment grave pour justifier votre enlèvement. Regardez autour de vous et dites-nous ce qui vous
choque.
Détends-toi, Sophie. Ils font du mieux qu’ils peuvent.
Je détournai mon regard de la présidente et respirai longuement. Tout en me tassant au fond de mon siège, je réalisai qu’au fond, je ne leur en voulais pas vraiment. Ils étaient comme des gamins.
Maladroits, gaffeurs, mais pleins de bonne volonté. Il y avait, dans le regard fuyant de cette assemblée gênée, une vague forme de tendresse, naïve et touchante, à laquelle on ne pouvait rien
refuser. Même la présidente, avec ses gros yeux globuleux et ses tentacules spongieux, ne pouvait laisser personne indifférent.
Je décidai alors de passer l’éponge et, d’un regard circulaire, je parcourus la foule des extraterrestres. Ils étaient tous là. Stenson, l’insectoïde sarcastique, avec ses antennes
colorées ; Wagner, aussi pincé qu’à l’accoutumée ; Denis, flamboyant. Même Johnson, l’air un peu absent. Et tous les autres, plus discrets, qui occupaient les mêmes places que lors de
ma précédente venue, quatre mois plus tôt. Je reconnus même cette chaise en bois, laissée libre, autour de la table : un conseiller absent, comme la dernière fois.
Tout était identique, à l’exception d’un petit pot en terre dont j’ignorai le nom, mais que j’avais remarqué lors de la précédente réunion.
— Il manque votre collègue. Le… Ne pas les froisser, Sophie, ne pas les froisser… L’espèce de fleur en pot.
Deux conseillers cyclopes, installés sur ma droite, s’échangèrent un clin d’œil.
— Brillante.
— Je te l’avais dit, elle n’a pas changé.
— Tout juste, reprit Wagner en hochant la tête. Bradley manque à l’appel. Figurez-vous qu’il est indisposé.
— C’est pour cette raison que vous m’avez fait venir ? Je ne suis pas médecin, vous savez ?
— Un peu de respect, mademoiselle, martela une voix froide. Nous sommes des conseillers intergalactiques, certes, mais nous ne sommes pas totalement stupides. Nous savons faire la différence
entre un docteur et un médecin.
Je me tournai et reconnus aussitôt le conseiller qui n’avait eu de cesse de me prendre de haut, la dernière fois. Il ressemblait à un vieux proviseur bedonnant, portait des lunettes rondes et,
engoncé dans sa chemise, cravate austère serrée autour du coup, s’exprimait avec mépris.
J’avais oublié qu’ils étaient susceptibles.
— Au temps pour moi. Donc, Bradley est indisposé. Dites-m’en plus.
— Il souffre de troubles du sommeil.
— Vous avez essayé avec un somnifère ?
— Nous avons tout essayé.
— Depuis combien de temps ne s’est-il pas endormi ?
Cette discussion était absurde.
— Vingt-deux heures.
— Vingt-deux heures ? m’exclamai-je, dans un rire. Rien d’extraordinaire !
Un murmure scandalisé parcouru l’assemblée. Encore une boulette, Sophie. La présidente leva son tentacule et demanda le silence.
— Pour un fleureïforme, si. D’ordinaire, Bradley dort vingt-et-une heures par jour. Si son état empire, il risque de décaler sérieusement son cycle de sommeil, ce qui peut-être nocif pour
lui.
Soudain, je revisualisai la petite créature posée sur la table du conseil et qui, à l’évocation de la conséquence du réchauffement climatique sur les écosystèmes forestiers, s’était trouvée
particulièrement émue. Un mauvais pressentiment me vint alors à l’esprit.
La présidente poursuivit.
— Sa femme l’a retrouvé dans son lit, parfaitement éveillé, et incrémentant à haute voix une somme.
— Pardon ?
— Parfaitement, intervint Johnson, dans une volée de bulles. Nos experts ont reconnu là une suite arithmétique de raison sept et de premier terme zéro.
Il haussa les sourcils, ravi de son effet.
— C’est-à-dire ?
— Il additionne les sept.
— Excusez-moi, mais cela n’a aucun sens.
Stenson leva son antenne, et la présidente lui donna aussitôt la parole.
— A raison d’une addition toutes les deux secondes, nous avons estimé, avec Johnson, que la somme atteinte avoisine à présent – il consulta sa montre – 277 200. Et
elle augmente en permanence.
Johnson agita sa nageoire dorsale, comme pour confirmer les propos de son collègue.
— Et ce n’est pas tout, ajouta Wagner. À côté de son lit, nous avons découvert ceci.
Le porte-parole sortit de son sac un document d’une trentaine de pages recouvert de logos colorés. Aussitôt, une vague d’effroi parcouru l’assemblée. Lorsqu’il le fit glisser sous mes yeux, je le
reconnus immédiatement. Mes mains devinrent moites.
— « CMIP : Coupled Model Intercomparison Project Phase 6 », lus-je d’une voix mal assurée.
Je redressai lentement la tête.
— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?
Autour de la table, plus personne n’avait envie de rire. Les visages étaient bas, tirés en rides serrées, et l’assemblée paraissait avoir perdu quinze ans d’espérance de vie.
La présidente inspira profondément, comme pour se donner du courage, et commença.
— C’est une histoire terrible. À la suite de votre dernière venue, Bradley a changé. Il ne cessait de répéter qu’il voulait en apprendre davantage sur le climat. Il voulait apporter,
disait-il, sa branche à l’édifice. Il a passé tout son temps à lire vos rapports humains, vos conclusions scientifiques, vos réponses politiques, bouleversant déjà largement son rythme de
sommeil. C’est devenu pour lui comme une drogue, à tel point qu’il a manqué de nombreuses soirées. Il est devenu totalement obsédé par le climat, et ce dernier rapport semble avoir été le coup de
grâce. Sa femme nous a confié que lorsqu’il se l’est procuré, il a arraché le blister et l’a ouvert directement à la dernière page. C’est à ce moment qu’il a vrillé.
Elle laissa peser quelques secondes, qui me parurent plus lourdes qu’une enclume, avant de reprendre.
— Depuis, aucun d’entre nous n’a osé consulter ce document. Nous nous sommes dit que c’était trop risqué. Que nous autres, non-humains, n’avions pas les gènes pour résister à cette
communication profondément anthropique. C’est pour cela que nous avons pris la décision de vous faire venir. Vous seule pouvez trouver l’origine du mal qui ronge ce pauvre Bradley, Sophie.
— Je comprends.
Ma réponse avait été plus automatique que je ne l’aurais voulue, mais je n’y étais plus. Je tenais le fascicule, l’esprit ailleurs, imaginant cette pauvre plante confrontée à la lecture de cet
austère et terrifiant document.
Ce rapport n’aurait jamais dû tomber entre des mains innocentes. Déjà pour une humaine spécialiste du climat, c’était du velu. Alors, pour un pot de fleurs, la révélation avait dû être terrible.
Entre acronymes incompréhensibles, politiques scientifiques et ramifications techniques, ce document était un condensé de complexité. Une bombe capable de perturber n’importe quelle forme de vie.
C’était le genre d’ouvrage à prendre avec des pincettes, progressivement, au risque de tourner de l’œil. J’en savais quelque chose, pour y avoir moi-même ébréché une belle série de
neurones.
Pourtant, bien des efforts avaient été fournis pour faire de ce rapport un document clair. La communauté internationale avait tout fait pour faciliter son acceptation par le grand public, pour
qui le choix des images et des couleurs était primordial. Mais encore une fois, la clarté des scientifiques, en dépit de toutes leurs bonnes volontés, laissait parfois à désirer.
Je reportai mon attention sur l’assemblée, religieusement mutique, comme si l’instant était trop émotionnellement chargé pour être interrompu.
Au bout d’une poignée de secondes, Wagner se pencha par-dessus mon épaule.
— Sophie… lança-t-il d’une voix douce. Nous ne ferions pas appel à vous si nous ne vous pensions pas capable de…
— Le syndrome de l’extremum…
Ma voix n’avait été qu’un souffle.
— Pardon ?
Je relevai le regard et répétai, en séparant soigneusement chaque syllabe.
— Le syndrome de l’extremum.
Plusieurs créatures frissonnèrent. L’éclat de Denis sembla se ternir quelques secondes.
— Mais enfin, ça ne va pas de dire des choses comme ça ? souffla-t-il, vacillant.
— Vous savez de quoi il souffre ? s’enquit la présidente.
J’hésitai un instant, mais l’évidence m’avait frappé en plein cœur. Et si j’avais raison, alors, la suite s’annonçait particulièrement compliquée.
— Oui, présidente. Mon diagnostic est le suivant : après avoir lu beaucoup de publications, Bradley a dû se croire totalement paré pour affronter CMIP. Mais il ne l’était pas.
Téméraire, il s’est jeté sur le dernier graphique, afin de gagner du temps. Et ce qu’il a vu lui a fait peur.
La tension était montée d’un cran. À présent, tous me dévisageaient, aussi avides de savoir qu’inquiets de découvrir une vérité qui pourrait à jamais les changer.
Stenson, le premier, creva le silence.
— Qu’y a-t-il vu ?
C’était délicat. Trop tôt. Cette assemblée n’avait pas les bases. En répondant trop vite, il lui arriverait la même chose qu’à ce pauvre Bradley. Que se passerait-il si toute l’assemblée venait à
tourner de l’œil ? Si les éminents dirigeants de la Voie Lactée faisaient une syncope ? La galaxie elle-même serait en danger. Le risque était trop grand.
— Non. Je… Je ne peux pas vous le dire. Pas comme ça.
— Il nous faut savoir ! insista Denis. Pour Bradley. Il faut le tirer d’affaire !
— C’est vrai, admis-je, mais il vous faut d’abord comprendre. Il y a trop de zones d’ombre pour des néophytes comme vous. Si vous voulez sauver Bradley, il vous faut apprendre ce qu’est
CMIP. Ensuite, et seulement ensuite, vous serez en mesure de tirer votre compagnon de là.
La présidente se leva alors, éminente et prestigieuse. En cet instant, elle semblait plus grande que jamais, comme faite de clairvoyance pure, et dominait l’assemblée de toute la longueur de ses
tentacules. Les tentacules de la sagesse. Lorsqu’elle s’exprima, tous se turent.
— Sophie. Nous avons besoin de vous. Expliquez-nous ce rapport, sauvez Bradley, et nous vous renverrons à Fairbanks.
*
Plus d’une heure s’était écoulée depuis que les conseillers galactiques suivaient une formation accélérée de modélisation du climat. Aborder la question du changement climatique s’était déjà
révélée complexe quatre mois plus tôt. Mais cette fois, les extraterrestres, que Stenson avait qualifiés d’extratudiants, avaient passé un cap : car dès qu’on introduisait des notions
d’informatique, de mathématiques et de simulations numériques, les auditeurs avaient tendance à lâcher l’affaire.
De fait, au cours de la précédente demi-heure, on avait dû évacuer une certaine Brenda, une mollusque aussi sèche qu’une bibliothécaire en fin de course, et qui avait été frappée d’une crise
d’angoisse lorsque j’avais abordé la question de la mise en équation de l’équilibre radiatif au sommet de la stratosphère. Cet évènement avait servi de rappel pour plusieurs conseillers
passablement dissipés.
Quant à ma conférence climatique, c’était mort. J’allais rater mon créneau, et encore une fois, on accuserait à tort les post-doctorants de profiter des congrès scientifiques pour visiter le pays
davantage que pour assister aux présentations des collègues. Tant pis : la santé mentale d’un pot de fleurs était en jeu, et c’était le devoir de tout docteur d’assister un malade.
D’un geste vif, je pointai mon marqueur rouge sur le papeboard installé par Wagner, et m’éclaircis la voix.
— Bon. Résumons : modéliser le climat revient à mettre en équation, c’est-à-dire exprimer par le langage mathématique, le fonctionnement de ce que l’on souhaite étudier. Par exemple, la
circulation océanique, les échanges physico-chimiques dans l’atmosphère, l’effet des arbres sur la concentration de CO2, la fonte des glaciers, et j’en passe. Ensuite, en combinant toutes les
composantes entre elles, on peut représenter le fonctionnement de l’ensemble de la Terre. Ainsi, on peut étudier comment le système réagira si on fait varier une de ses composantes. Par exemple,
la quantité de gaz à effet de serre. Vous suivez ?
Silence. Quelques créatures opinèrent avec hésitation, et je pris ça pour un oui.
— Seulement, poursuivis-je, toutes ces composantes climatiques varient dans l’espace et dans le temps, et on ne peut pas résoudre ces équations d’un seul coup. Alors, pour pallier ce
problème, les scientifiques ont choisi de découper la terre, l’atmosphère et les océans en petits cubes. On parle de maillage. Les équations sont résolues sur chaque maille, à chaque instant, ce
qui permet d’avoir une solution localement précise et variable dans le temps.
— Ça doit être gigantesque, non ?
— Énorme. Et bien sûr, il est impossible de résoudre toutes ces équations à la main. C’est pour cela qu’on utilise des amas d’ordinateurs, reliés entre eux. En pratique, il s’agit de
millions d’heures de calcul menées en parallèle.
— Incroyable.
— Mais cela doit représenter une quantité de données impressionnante, non ?
— Plusieurs dizaines de pétaoctets !
— C’est quand même dingue de s’échiner à produire autant de données et de ne pas en tenir compte dans les politiques…
— Ce n’est pas le sujet, Stenson.
Johnson leva sa nageoire pectorale.
— Du coup, c’est bon.
— Qu’est-ce qui est bon ? fis-je en me tournant vers lui.
— Vous l’avez, votre modèle. Je ne comprends pas où est le problème.
— Le problème, c’est que rien n’est terminé. Les équations continuent d’être enrichies, de nouveaux processus sont intégrés aux modèles, et on essaye d’augmenter au maximum le nombre de
mailles, afin de découper le système de plus en plus finement. Tout ça demande toujours plus de puissance de cal…
Le vieux proviseur m’interrompit d’un geste.
— Attendez, mon petit. Pourquoi parlez-vous des modèles, au pluriel. Soyez plus claire.
Son ton condescendant était odieux. Il avait ce comportement caractéristique de certains vieux chercheurs, ceux qui croyaient encore que la science était une affaire solitaire d’hommes blancs,
enfermés dans leurs bureaux, à mitrailler leurs secrétaires à grands coups d’arguments d’autorité. Et je réalisai alors que le fait qu’une créature comme lui siège dans un conseil galactique en
disait long sur l’aptitude des extraterrestres à promouvoir une égalité des genres. Il faudrait que j’en touche deux mots à la présidente, à l’occasion. Quoiqu’il en soit, j’étais ici pour
Bradley, et, en ce sens, la question qu’avait posée ce tromblon était légitime.
Je respirai, et me tournai vers lui.
— Certes. Ça me semblait couler de source, mais visiblement pas pour tout le monde. Bien sûr qu’il existe plusieurs modèles. Des dizaines, des centaines. Certains modèles sont très fins et
précis, et servent à modéliser des processus très particuliers. D’autres, beaucoup plus larges, permettent de représenter la physique des océans ou des calottes polaires. C’est justement ce qui
rend les choses à la fois pertinentes et compliquées.
— Expliquez-vous.
— Avoir plusieurs modèles permet de s’assurer de la robustesse d’une estimation. Je veux dire, si plusieurs modèles, développés indépendamment, fournissent des résultats similaires pour une
expérience donnée, on peut vraisemblablement se dire qu’ils sont exempts d’erreurs de code. Et donc, relativement fiables. Mais si, sur d’autres expériences, ces modèles commencent à diverger,
alors, on peut questionner la pertinence de la représentation des mécanismes qui y sont intégrés.
Soudain, la présidente ouvrit de grands yeux, et des larmes gluantes dégoulinèrent sur la table.
Stenson se leva et hurla.
— Un brancard, vite, la présidente tourne de l’œil !
— Stenson, taisez-vous, rétorqua Wagner en se tournant vers sa patronne, inquiet.
Celle-ci semblait en proie à une intense réflexion.
— Madame ? Tout va bien ?
— CMIP, souffla-t-elle. « Coupled Model Intercomparison Project ». Programme d’Intercomparaison des Modèles de Climat. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Je hochai la tête, ravie. Les rouages s’enclenchaient.
— Quelle belle initiative, reprit-elle. Un partage des connaissances, une mise en commun des biens et du savoir. C’est incroyable. D’où vient ce programme ?
J’hésitai un instant. Nous avions atteint un seuil. La bascule qui suivrait serait à la fois belle et risquée. Belle, parce que voir des extratudiants comprendre des choses était toujours une
magnifique récompense. Risquée, parce qu’il nous faudrait entrer dans le vif du sujet. Un sujet complexe, risqué, politique et administratif. Potentiellement, la raison pour laquelle nous avions
perdu Bradley. Je n’étais pas certaine qu’ils tiennent le coup.
Je posai mon regard sur chacun des membres de la commission, avant de me lancer.
— CMIP est un produit du WRCP. Le Programme Mondial de Recherche sur le Climat, lui-même créé par l’Organisation Météorologique Mondiale, la WMO, et le Conseil Scientifique International,
l’ICS, dans les années 80. Il a été largement soutenu par l’UNESCO et sert maintenant de référence pour les rapports du GIEC.
— Notre GIEC ?
— Non, le nôtre. Le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat.
— La surdose d’acronymes à laquelle vous autres humains êtes capables de résister est impressionnante.
— C’est une question d’habitude, porte-parole.
— Poursuivez.
— CMIP permet, pour simplifier, de comparer les modèles de climats développés par chaque groupe de recherche et de faire collaborer ces groupes entre eux. Les rapports produits par CMIP sont
des éléments clés pour les négociations climatiques internationales. Les rapports d’évaluation du GIEC, par exemple, sont basés sur les résultats produits par CMIP.
Plusieurs conseillers avaient saisi leur crayon, et recopiaient frénétiquement tout ce que je racontais. J’aurais préféré qu’ils écoutent au lieu de noter, mais encore une fois, je n’étais pas en
mesure de comprendre comment fonctionnait la didactique extratudiante. Chaque espèce devait avoir ses propres méthodes d’apprentissages, et j’aurais été bien arrogante de vouloir imposer les
miennes.
— … une fois que les modèles ont été calibrés à partir d’un lot de simulation de références, les groupes peuvent modéliser les évolutions des composantes climatiques globales à moyen terme,
en général, à l’horizon 2100, et en tirer une marge d’erreur. Cela permet de tisser des réponses probables du système Terre en fonction des scénarios de forçage imposés : les fameux
RCPs, pour Radiative Concentration Pathway.
— Vous pouvez simplifier ?
— Pour moi c’est clair.
— Vous êtes un lèche-pompe, Terence.
— Regardez Denis, il vibre tellement qu’on dirait un stroboscope.
— Qui d’autre n’a pas compris ?
— Moi. Et vous, Stenson ?
— Je pige pas un broc.
— Je me disais aussi. Vous êtes tendu comme une amarre.
— Je pense qu’on essaye de nous faire passer pour des imbéciles.
— Non, non, c’est ma faute, repris-je. Laissez-moi reformuler.
Ce n’était pas le moment de les perdre. Nous y étions presque. Je respirai longuement, réorganisai mes idées et repris mon discours.
— La température terrestre résulte d’un équilibre entre l’énergie gagnée par la Terre et l’énergie perdue par la Terre : c’est ce qu’on appelle un bilan radiatif. À cause des gaz
à effet de serre que l’humain ajoute dans l’atmosphère, cet équilibre est perturbé : la Terre reçoit plus d’énergie qu’elle n’en ré-émet dans l’espace. Donc, la température augmente. Par
conséquent, en observant les variations du bilan radiatif, on peut estimer de combien de degrés la Terre va se réchauffer.
— Admettons.
— Bien. Cette variation du bilan radiatif d’ici à 2100, les scientifiques ont essayé de l’estimer. En fonction de notre mode de vie, de nos choix de croissance ou de décroissance, d’une
économie plus ou moins carbonée, ils ont proposé des « trajectoires », c’est-à-dire des directions prises par l’humanité en termes d’émissions de gaz à effet de serre, dioxyde de
carbone, méthane, protoxyde d’azote, etc. Lorsqu’on applique ces trajectoires aux modèles de climat, on peut alors estimer comment la température va varier au cours du siècle.
Denis intensifia son éclat lumineux. À force, j’avais fini par comprendre que c’était là sa façon de signifier sa volonté d’intervenir. Nous autres, humains, aurions tout à gagner à apprendre
de nos rencontres.
— Mais dans ce cas, commença le feu-follet, si chaque modèle est indépendant, on peut penser que pour un même forçage, ils ne donneront pas exactement la même réponse, n’est-ce
pas ?
— Précisément ! C’est pour cette raison qu’on parle de tendances, qu’on parle de marge d’erreur, d’incertitude, et, surtout, c’est pour cette raison qu’il faut bien comprendre ce que
signifie « modéliser le climat ». Ne pas foncer tête baissée, comme l’a fait ce pauvre Bradley.
— Si je comprends bien, intervint Wagner, un modèle n’est pas une vérité absolue. Par contre, une combinaison de modèles robustes et validés sur des cas précis peut fournir des conclusions
fiables et vitales.
— Exactement.
— Dans ce cas, Sophie, quelles sont ces conclusions ?
C’était la dernière phase : celle qui amènerait ces visiteurs galactiques à comprendre ce qui était arrivé à Bradley. Je m’éclaircis la voix et, pour faire bonne figure, me rassis à ma
place. Il me semblait que, quelque part, j’avais envie de faire partie de cette assemblée : d’être plus qu’un argument d’autorité au milieu des étoiles. J’avais envie de me sentir pleinement
membre de ce GIEC.
— Les chercheurs ont tenté d’estimer les courbes possibles de notre évolution. Plusieurs scénarios, ou trajectoires, ont été suggérés, mais deux d’entre eux suffisent à comprendre les
enjeux. Dans le premier, les chercheurs ont fait l’hypothèse que l’humanité enclencherait un virage écologique abrupt. Les émissions de carbone seraient drastiquement réduites, les énergies
renouvelables deviendraient une source majeure de production d’énergie, et la coopération internationale dans la lutte contre le réchauffement climatique serait forte.
Tout à coup, la chaise vide installée en bout de table s’anima, se déplia comme un cran d’arrêt, et cracha d’une voix énergique.
— Cela correspond-il à l’objectif de limitation de l’augmentation de la température à 1,5 degrés par rapport à l’époque préindustrielle, dont nous avions parlé lors de votre dernière
venue ?
Je restai bouche bée, et il me fallut plusieurs secondes pour réaliser que ce que j’avais toujours pris pour une chaise vide était en fait un membre du conseil à part entière. Soudain, je
repensai avec effroi à toutes ces erreurs diplomatiques que j’avais failli commettre au cours de la dernière heure.
— Heu… C’est… Heu… Exactement ça, oui.
— Un scénario peu probable, il me semble, poursuivit-il.
Je hochai la tête, réellement surprise. Cette chaise était brillante.
— Dickens a toujours été impressionnant, lança Wagner. Il est à la fois futé et discret.
— Il fait un peu partie des meubles, lança Stenson, l’œil pétillant.
— Je vous emmerde, Stenson.
Johnson pouffa, et une colonne de bulles s’échappa de ses branchies. La présidente se racla la gorge, et se tourna vers moi.
— Et dans le second scénario ?
— Business as usual, répondis-je du tac au tac. Un usage majeur des énergies fossiles, peu d’énergie d’origine renouvelable et une coopération internationale fragmentée. Il va sans
dire que pour l’instant, nous suivons une trajectoire plus proche de ce scénario que du premier.
Le proviseur rehaussa ses lunettes.
— Vous avez déjà évoqué cela la dernière fois, mademoiselle. Nous sommes ici pour comprendre ce qui est arrivé à notre collègue, pas pour vous entendre vous plaindre du réchauffement
climatique. Ne vous trompez pas de combat.
— Justement, répliquai-je sèchement. Le rapport que lisait Bradley juste avant de partir en vrille apportait une mise à jour importante des tendances climatiques.
— C’est-à-dire ?
— Jusqu’à présent, dans le scénario business as usual, les tendances indiquaient une augmentation de la température d’environ quatre degrés, d’ici 2100. Mais le rapport de CMIP
Phase 6 vient de revoir ce maximum.
J’appuyai un peu le silence, afin de bien souligner mes propos. Mais c’était inutile. Tous étaient concentrés, religieusement figés. Et les mouvements de nageoires détendues de Johnson ne
trompaient personne.
Stenson, courageux parmi les extratudiants, se lança :
— Une augmentation, dites-vous… De combien ?
Sa voix, tremblante, connaissait la réponse.
— Sept degrés.
*
Le silence qui suivit sembla durer des heures. Non pas des heures lourdes, défaitistes, tristes. Mais conscientes, totalement ancrées dans une réalité tangible, effrayante, certes, mais en un
sens, sereine. Avoir pris le temps de comprendre protégeait ces créatures d’une bascule violente dans le syndrome de l’extremum, dans cette panique vive et bloquante qu’était le pendant de
l’information parcellaire et gloutonne. Mais il y avait autre chose : c’était cette racine de raisonnement scientifique, cette graine que j’avais plantée et qui, doucement, germerait. Je le
sentais aux regards, tantôt fixes, tantôt fuyants, qui glissaient sur moi. Je le sentais au souffle serein de Wagner, aux séries de bulles dansantes de Johnson, à l’intensité de l’éclat de Denis,
puissant comme une respiration de lumière. Je le sentais à l’épaisseur de l’air enfin, à la blancheur austère, mais tissée, de cette salle du conseil, qui nous avait unis dans une même
compréhension.
Lorsque la présidente annonça la fin de la séance, que les conseillers se levèrent et, par petits groupes, se dirigèrent vers la sortie, Wagner s’avança vers moi. Plus que jamais, son regard fin
soulignait son port droit et rachitique.
Lorsqu’il parla, sa voix était profonde et ample.
— Je… Je voulais vous remercier, Sophie.
— Ce n’est rien, fis-je en balayant sa remarque de la main. Vous auriez fait pareil.
— Certainement.
Son regard se posa sur le paperboard, à présent recouvert d’acronymes colorés.
— Et maintenant, osai-je, qu’allez-vous faire ?
Il se tourna vers moi.
— Nous allons chez Bradley. Stenson a proposé d’amener quelques bières et de tirer tout ça au clair. Nous allons discuter avec lui, et nous allons lui faire comprendre que ces sept degrés,
bien qu’ils soient envisagés, ne sont pas une fatalité. Que rien n’est écrit. Qu’il s’agit d’une éventualité. Une possibilité parmi d’autres.
— Et il ne tient qu’à nous de choisir la bonne.
Fin.
(1) Effectivement, Sophie a déjà rencontré le GIEC il y a quelques mois.
Image de couverture :
IPCC, 2013: Climate Change 2013: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Stocker, T.F., D.
Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S.K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex and P.M. Midgley (eds.)]. Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA, 1535 pp.
Sources :
Le rapport de la conférence de presse de septembre 2019 :
http://www.cnrs.fr/sites/default/files/press_info/2019-09/DP_confpresse_CMIP6_OK2.pdf
Une vidéo autrement explicative, et sans extraterrestre :
https://www.wcrp-climate.org/wgcm-cmip
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