Le système va vite. Terriblement vite. Et le pire, c’est qu’on n’y peut rien. Court ou crève. Ploie ou cède. Nous sommes, humanité, engrenée dans le mouvement général d’une société lancée en
rouleau compresseur, une société qui broie, qui écrase et qui, derrière le terme de compétition, réussirait presque à nous faire oublier que nous ne partons pas tous de la même ligne de départ.
On nous imprime le progrès comme finalité, le travail comme valeur, l’excellence individuelle comme objectif et le transhumanisme, l’hybridation humain-machine, comme avenir, avec, partout, en
mantra, l’accélération. Elon Musk et sa société, Neuralink, nous vendent de l’enrichissement cérébral, proposent de booster nos capacités de perception et de calcul, d’étendre notre durée de vie.
Pour prendre le temps ? Non ! Pour cramer encore plus, pour devenir meilleur parmi les meilleurs, pour accélérer ce monde sursaturé de speed, de prod, de twitts, de scroll.
Est-ce techniquement faisable ? Sûrement que oui. Est-ce souhaitable ? Bordel, non. Qui voudrait ça ? Qui, à part l’ultime fraction d’ultra-riches capable de se l’offrir ? Qui
peut encore croire que cet outil, ce progrès, élèvera l’humanité ? Qui imagine Elon Musk écumer les banlieues de Détroit en offrant généreusement ses précieuses puces aux habitants les plus
défavorisés ? Du business.
Le système va vite. C’est un constat. À partir de là, que faire ? Rouler avec la machine, les deux pieds dans la soumission ? Ça me rend dingue. Imaginer d’autres possibles ? Oui,
mais. Ça demande du temps, d’imaginer. Soit. Prenons-le, ce temps. Et, soyons fous, tordons-le. Étirons-le à la manière d’un métal fondu, ralentissons-le.
Ça peut sembler étrange, comme idée. Assez inconcevable. Imaginez cette gigantesque machine du monde lancé plein gaz, au bord du déraillement et qui, contrainte, freinée par ses wagons,
ralentirait le tempo. Comme un rallentando qu’on laisse s’écraser sur le butoir d’une double barre. Sans reprise. Dans le Gai Savoir, Nietzsche suggère qu’on puisse imaginer des êtres capables de
penser le temps en arrière. Et si ces êtres, c’était nous ? Et si, à défaut de revenir dans le temps et de donner raison à tous ces imbéciles pour qui la décroissance n’est rien d’autre
qu’un retour à l’âge de pierre, nous nous contentions de « repenser » notre notion du temps ?
Alors me vient l’image tenace de ce confinement, et je me dis que le doux espoir de cet inactuel, on l’a effleuré. On a ralenti nos systèmes, on a mis à l’arrêt ce qui était superflu, des
bullshit jobs aux cadences de tarés, aux explosions de burn-out. On a pris le temps de passer du temps au point de s’ennuyer — l’angoisse d’une société productiviste —, de se voir, au sein d’une
famille, en extrême intimité, de se frotter à la réelle existence de l’autre, une existence véritable, charnelle. Ce n’était pas toujours simple, mais on l’a fait. Et, dans un moment où le tissu
social devait, on s’y attendait tous, s’échancrer, on découvre que, par endroit, il s’est renforcé : dans les familles, dans les immeubles, grâces aux criées qui ont poussé leurs gueules
dans les cours bétonnées, dans les instants radiophoniques dont les audiences ont explosé, dans les initiatives de « Paris Compagnie », dans la création d’un lien inimaginable deux mois
plus tôt, lorsque l’emploi du temps forçait à ne pas en perdre. On s’est écoutés, et finalement, on a survécu à une forme de ralentissement. Je dirais même, on a poussé dans ce ralentissement.
Alors, on m’opposera, à juste titre, que le confinement n’a pas été vécu de la même manière pour tout le monde, que bien des gens en ont réellement souffert, et on aura raison. Mais la question
que je soulève n’est pas là. On a prouvé que c’était possible, en fait, de ralentir. Juste, faisable.
Alors, puisqu’on a su le faire, pourquoi ne pas recommencer ? À l’heure où les soixante heures reviennent au galop (1), où des directives demandent aux hôpitaux, essoufflés, de fermer des
lits (2). À l’heure où l’on efface les traces encore fraîches des nouvelles pistes cyclables (3), où le radial de la reprise crisse sur l’enrobé, à l’heure de cette crise économique qu’on invoque
comme une prophétie autoréalisatrice, je plaide pour un ralentissement généralisé. Un ralentissement du monde, pensé, construit, inclusif, social. Un ralentissement qui ne laisse personne sur le
bord de la route, aucune famille dans un 10 m² de banlieue sordide ni aucun étudiant dans son logement miteux. Afin de raccrocher les wagons. De repenser les rapports humains plutôt que
financiers, d’écouter plutôt que de parler, et d’enquiller, juste par envie, une volée d’oisiveté.
Alors, je rêve un peu, et j’imagine, au-delà du temps, d’autres certitudes qu’on pourrait repenser.
Le travail ?
Le progrès ?
(1) https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200325.OBS26560/la-duree-de-travail-va-monter-a-60-heures-par-semaine-dans-les-secteurs-strategiques.html
(2) https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/strasbourg-une-vingtaine-de-lits-de-reanimation-menaces-de-fermeture-selon-des-parlementaires-1590428270
(3) https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/alpes-maritimes/cagnes-sur-mer/non-nouvelle-piste-cyclable-cagnes-mer-n-est-pas-entierement-supprimee-1831240.html
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